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Les visages derrière les chiffres : Entretien avec Rosita Bacchus

08 mars. 2023

Dans ce document, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte.

Après plus de 18 années passées à Littératie Ensemble (anciennement Collège Frontière), Rosita Bacchus prendra sa retraite à la fin du mois de mars. En cette Journée internationale des femmes, nous avons pensé que c'était l'occasion parfaite pour célébrer la carrière de Rosita dans le domaine de la littératie. Rosita va beaucoup nous manquer.

Rosita est une ardente défenseure de la littératie et de l'apprentissage. Elle est coordinatrice du programme Beat the Street, qui fournit un soutien pédagogique individualisé et centré sur l'apprenant, destiné aux jeunes adultes de Toronto. Créé initialement en 1985 pour aider les jeunes de la rue à apprendre à lire, Beat the Street (BTS) est devenu un lieu où des apprenants de tous horizons peuvent recevoir un soutien à l'apprentissage et à l’acquisition de compétences. Pour certains, il s'agit de renforcer leurs compétences en mathématiques et en écriture afin de poursuivre leurs études ou d’obtenir un meilleur emploi. D'autres arrivent à BTS avec le désir de gagner en confiance et de se prouver qu'ils peuvent non seulement se fixer des objectifs, mais les atteindre. Rosita et son équipe travaillent avec les apprenants pour créer un programme structuré, mais flexible qui répond aux besoins des apprenants.

Ce qui suit est un extrait d'un entretien plus long que nous a accordé Rosita Bacchus. Certaines réponses ont été modifiées pour des raisons de clarté et pour alléger le texte.

Peux-tu nous parler un peu de ton parcours? Quelles études as-tu fait? 

Je suis originaire du Sri Lanka et je suis arrivée au Canada à neuf ans, dans les années 60. Influencée par certaines choses dont j’avais été témoin, je rêvais de devenir médecin et d’entrer à l'école de médecine. Mon oncle était professeur de zoologie et un jour il m'a emmenée dans son laboratoire. Il m'a montré tous ces échantillons, des fœtus et des animaux, qui baignaient dans du formol. Je me suis donc orientée vers les sciences et j’ai obtenu mon baccalauréat. Puis j’ai travaillé dans le domaine de l'environnement pendant de nombreuses années. Comme je voulais aussi travailler dans un hôpital, j’ai fini par en rejoindre un. J’ai intégré une unité de dialyse, en génie biomédical, et j’y suis restée environ 10 ou 11 ans. Lorsque je travaillais à l'hôpital, j'ai commencé à faire du bénévolat en alphabétisation pour le TDSB (Conseil scolaire Toronto District). 

J’ai toujours voulu enseigner. Quand j'ai quitté mon poste à l’hôpital, je suis retournée à l’école à temps partiel et j’ai obtenu mon diplôme en éducation. Je suis devenue éducatrice spécialisée pour adultes. J’ai ensuite obtenu une maîtrise en éducation. J’ai fait un an à l’université de Toronto, puis j’ai fait un transfert pour rejoindre l’Université York. J’ai obtenu mon diplôme de baccalauréat en éducation à Brock et ma maîtrise à l'Université Centrale du Michigan J’ai également eu l’occasion de travailler au sein de diverses communautés et avec une population variée. J’ai passé beaucoup de temps en classe où à essayer de comprendre la façon dont les gens apprenaient le mieux, et à ensuite mettre en pratique mes théories.  J’ai enseigné dans le système universitaire, dans un établissement communautaire postsecondaire, dans le domaine de l’éducation adulte, puis dans le domaine de l’alphabétisation.  

J’ai ensuite été embauchée pour ouvrir un programme d’alphabétisation (pour adultes) pour le Durahm catholic District Schoolboard à Ajax. Après 10 ou 11 ans, j’ai quitté ce poste pour rejoindre le secteur communautaire. Je suis venue à Toronto et j’ai rejoint Collège Frontière, que l’on connait aujourd’hui sous le nom de Littératie Ensemble, en tant que coordinatrice. 

Qu’est-ce qui t’a attirée dans le domaine de l’alphabétisation des adultes?

J’avais l’impression de pouvoir mieux communiquer avec eux. J'étais très intéressée par leurs différents parcours et je voulais comprendre ce qui avait eu un impact sur leur apprentissage, qui avait eu une influence positive sur leur volonté d’apprendre, et comment je pouvais moi-même contribuer, dans une moindre mesure, à les aider davantage. 

L'apprentissage transforme.  Et nous ne savons jamais quand cette transformation se produira. En tant qu'éducateurs, nous n'en avons aucune idée. Mais au cours de mes voyages, j'ai rencontré des gens du monde entier qui avaient fait des études et qui ont tout de même rejoint le programme dans le but de se perfectionner. Certains d'entre eux étaient ingénieurs, ils sont ensuite allés à l’université de Ryerson et ont pu progresser davantage, atteindre un meilleur niveau d’études et accéder à de meilleurs postes. 

Avant de rejoindre Littératie Ensemble, avec quel profil d’apprenants travaillais-tu le plus? Avec des apprenants qui voulaient améliorer leurs compétences en anglais, ou plutôt avec des apprenants qui rencontraient des difficultés avec le système éducatif ?

J'enseignais à une classe multi-niveaux. C’était vraiment super. C'est là que j'ai pu utiliser toutes mes compétences. Ce mélange de niveaux permettait aux participants d'atteindre très rapidement leurs objectifs car ils pouvaient s’entraider. Le groupe était très soudé. 

Il y avait également des bénévoles dans le programme. Ils ont pu découvrir différentes cultures car nous organisions de nombreux rassemblements dans lesquels il y avait des plats et des cérémonies différentes. Ce mélange de cultures et de niveaux nous a tous enrichis. 

Comment as-tu commencé à travailler pour Collège Frontière (Littératie Ensemble) ?

Je voulais m'impliquer davantage dans la communauté parce que dans le milieu scolaire, comme on le sait, l’environnement est très structuré .... Je voulais élargir mes connaissances, et j'ai donc décidé de me tourner vers le communautaire. J'ai intégré un programme à Regent Park. J'y ai travaillé pendant un an, puis j'ai vu que Collège Frontière recherchait un coordonnateur. J'ai posé ma candidature et j'ai été embauchée pour travailler à Beat the Street en tant que coordonnatrice de programme. Je suis ici depuis 18 ans et demi. Cela a été très fructueux. J'ai passé des moments merveilleux. 

Donc depuis tes débuts dans l’organisme, tu travailles pour le programme Beat the Street? 

Oui. Mais Beat the Street était très différent à mon arrivée. C'était un programme très individualisé. Les apprenants ne se connaissaient pas. Quand je suis arrivée, j'ai commencé à donner des cours [et] à réunir les élèves. Ils ont appris à se connaître et nous avons créé une grande communauté. Les tuteurs faisaient également partie intégrante de l'équipe. À l’époque nous nous occupions de la certification Microsoft Office et nous avions le volet GED. Beat the Street était donc très vivant et très riche en programmes. Mon rôle consistait également à créer un curriculum pour les différents programmes et pour la gestion des bénévoles. Il y avait donc beaucoup d'opportunités de progression.  

Beat the Street a été un environnement enrichissant pour moi. Certes, on a le rôle d’enseignant, mais on apprend aussi quotidiennement. J’ai beaucoup appris des apprenants et appris des différentes communautés que nous servions. Je ne sais pas si quelqu'un se souvient de Tent City [Note : Tent City était un quartier du centre-ville de Toronto où des centaines de personnes ont vécu jusqu'à ce qu'elles soient expulsées en 2002]. Nous avions des apprenants qui vivaient à Tent City. Nous travaillions avec eux et ils participaient à nos programmes. Nous avons travaillé avec des personnes issues de refuges, mais aussi avec des personnes issues de logements stables. Il s'agissait vraiment de réunir des personnes provenant de différents milieux socio-économiques.

Depuis que tu as commencé, as-tu constaté un changement au niveau du type de profils des apprenants et des bénévoles qui se tournent vers notre organisme? 

Je pense que le profil des apprenants a changé. Beat the Street était connu pour aider les gens qui vivaient dans la rue. C'est là que tout a commencé.... Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Nous aidons de très nombreuses personnes issues de différents organismes et qui ont un logement stable. On aide aussi des étudiants qui ont quitté l'école - le système dit “normal” - depuis un certain temps et qui veulent y retourner pour pouvoir aller de l'avant. 

Lorsque je suis arrivée ici, il y avait bien des bénévoles, mais il s’agissait d’étudiants et nous avons constaté qu’ils ne restaient pas très longtemps bénévoles. Or les participants au programme voulaient de la stabilité, car à chaque fois qu’un bénévole quittait, c’était très déstabilisant pour l'apprenant concerné. Au fil des ans, nous avons donc mis en place une structure très stable. Maintenant, les bénévoles restent plus longtemps. J'ai même des bénévoles qui sont là depuis 15 ans... voire même depuis plus de 20 ans. Cette stabilité est essentielle dans nos programmes, car elle permet de créer un lien fort. 

Quand je suis arrivée, nous n'avions pas d'instructeur-coordinateur. Il n'y avait que moi et les bénévoles. J'enseignais et j'observais en même temps de façon à apprendre et à rectifier le programme pour l’améliorer. 
De nombreuses nouveautés ont vu le jour. Nous avons mis en place le programme "Literacy Outside the Box" avec l’aide des bénévoles et de la communauté. Nous avons également fait une vidéo que j'utilise lors des formations. Nous avons aussi réalisé un podcast, qui existe toujours - et qui a été mis en place par les bénévoles. Les bénévoles sont une partie très importante de notre programme.

Comment est-ce que tu travailles avec les instructeurs-coordinateurs? 

Je suis la première personne que les apprenants voient lorsqu'ils débutent dans le programme. Je les rencontre, je m'occupe de leur accueil. J'apprends à les connaître en tant qu'éducatrice spécialisée. Cette étape est très importante, particulièrement pour le volet de la programmation, car l'énoncé de la mission de Littératie Ensemble est d’offrir un apprentissage individualisé. Nous devons donc savoir avec qui nous travaillons. Chaque apprenant a des besoins différents. Les informations que je recueille, les évaluations, les documents, tout est communiqué à l'instructeur-coordinateur. L'instructeur prend ensuite le relais et accompagne l'apprenant. La relation que j’entretiens avec l'instructeur-coordinateur du programme est cruciale et la communication est essentielle. S'il se passe quelque chose et que l’information n'est pas communiquée à l'instructeur-coordinateur, tout peut basculer pour l’apprenant en question. 

Quel a été l’impact du COVID-19 sur l’organisation des cours que vous offrez ? 

Nous prenons évidemment des précautions. Nous disposons de salles individuelles et d'une salle assez grande pour permettre à un petit groupe de se réunir. La salle du conseil peut également être utilisée tout en maintenant une certaine distance. L'enseignement de la littératie contient un aspect social. Nous développons des moyens pour poursuivre cet enseignement en ligne – ce qui convient parfaitement à certaines personnes. Mais il y a tout de même cet aspect social qui est important. C'est ce que recherchent les employeurs : avoir des employés capables de travailler en équipe. Si vous allez à l'université, c’est la même chose, vous devez travailler en équipe. La clef réside donc vraiment dans l'apprentissage coopératif. Nous devons donc offrir un programme équilibré.

Y a t-il des apprenants dont tu gardes particulièrement un bon souvenir? 

Beaucoup d'apprenants sont passés par nos programmes et ont ensuite continué vers des études supérieures. Melanie a eu ce cheminement et a poursuivi sa voie dans la plomberie. Il y a deux ans, nous avons eu un jeune homme qui avait obtenu son GED. Il est maintenant dans sa deuxième année en tant que travailleur social. Un autre apprenant a intégré le programme de cuisine offert à George Brown College. Un autre apprenant, qui était là quand j'ai commencé, a poursuivi des études postsecondaires et travaille maintenant dans le domaine du chauffage, de la ventilation et de la climatisation. Un autre apprenant, Taylor, vient d'obtenir son diplôme a déjà trouvé du travail. Il a obtenu son GED et prévoit d'intégrer un programme d'apprentissage.  

Et il y a aussi eu... Godfrey. Il était initialement originaire d'Ouganda. Il avait été enfant soldat. Il a suivi notre programme et est aujourd’hui boxeur professionnel. Il travaille et se débrouille très bien. Je suis toujours en contact avec lui. Alors oui, il y a de quoi être fier. Et même si les gens ne vont pas à l'université, ils accèdent tout de même à des emplois durables qui peuvent ensuite leur donner cette opportunité.... J'ai un apprenant qui a justement obtenu un emploi durable. Il est très heureux et prévoit maintenant de retourner à l'école grâce à ce contrat. 

Mais la chose la plus important à développer est la confiance en soi. Une fois qu'elle est acquise, les choses évoluent généralement très positivement pour nos apprenants. 

J'aime dire ceci: oui, nous avons besoin de statistiques et de chiffres pour obtenir des financements qui sont indispensables. Mais nous devons être très prudents lorsque nous mettons ces chiffres de l’avant, car derrière eux se cachent des personnes. Notre travail a un impact sur la vie des gens. J'accorde beaucoup d’attention à ce que cette réalité soit toujours mise de l’avant. 
 

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